Six mois se sont écoulés depuis Muséomix Québec. Nous publions aujourd’hui une entrevue réalisée avec l’un des fondateurs de Muséomix, <a href= »http://juliendorra.com »>Julien Dorra</a>, qui était de passage à Québec pendant l’événement de novembre 2013.

Quel lien avez-vous avec les musées?

Julien Dorra : Je suis un amateur extrême du musée. À chaque voyage en famille, on visite des musées. Je ne viens pas du milieu muséal mais, parmi les gens de Muséomix, il y a Samuel Bausson du Muséum de Toulouse et Diane Drubay de Buzzeum. Moi, je viens du milieu du Web, de l’innovation, et nous nous sommes retrouvés autour de la même vision d’un musée ouvert, autour du désir de construire des choses. 

Julien Dorra lors de Museomix Québec 2013

Julien Dorra lors de Museomix Québec 2013

Il y a six villes participantes cette année. Est-ce une chose que vous tenez à répéter?

L’idée n’était pas de faire des Muséomix dans plusieurs villes simultanément, mais plutôt de ne pas refuser aux communautés et aux musées qui étaient prêts la possibilité d’en faire un cette année.

En 2011, on a fait un Muséomix au Musée des arts décoratifs. En 2012, le même appel aux musées a obtenu la réponse de trois musées, dont deux où tout le monde était prêt. Sauf que nous n’étions pas en situation d’en organiser deux en même temps et il a fallu en refuser un. Nous ne voulions pas remettre ça en 2013 et devoir refuser à des communautés qui étaient prêtes l’occasion d’organiser un Muséomix. On s’est dit qu’en 2013, on le ferait partout où ce serait possible. C’est ce qui s’est passé pour Québec. Ana [Ana-Laura Baz] et Julie [Julie Gagnon] ont vraiment eu envie de générer leur communauté de muséomixeurs, de la dynamiser et de la mettre en place. Ce sont elles qui ont été les moteurs. Il s’avère qu’elles sont au Musée [Musée de la civilisation], mais elles auraient très bien pu être à l’extérieur du Musée. Ce ne sont pas les musées qui sont commanditaires, qui disent « je veux un Muséomix et je veux que vous veniez ici » ; c’est la communauté qui se crée, se forme et décide de jouer.

C’est ce qui s’est passé en Rhône-Alpes. Il s’est créé une communauté gigantesque qui avait envie de continuer à travailler et qui s’est dit : « Quel musée on choisit cette année? Où est-ce qu’on va pouvoir jouer? ». Ils ont lancé un appel public pour savoir quels musées avaient envie d’accueillir un Muséomix. Plusieurs musées ont répondu et, au fur et à mesure des rencontres, ils se sont rendu compte qu’ici c’était trop compliqué, que là les dates ne correspondaient pas, qu’ailleurs on n’était pas capable de mettre des gens à disposition. Par contre, à Grenoble, il y avait la communauté, et le Fablab qui était prêt à embarquer. Ce n’est pas le Musée dauphinois qui a dit : « Il y aura un Muséomix chez nous » ; c’est la communauté issue de Muséomix Lyon, celle de Muséomix Rhône-Alpes, donc toutes sortes de gens de partout qui ont demandé : « Où on le fait cette année? ». Évidemment, le Musée dauphinois a bossé aussi, mais ne faut pas qu’un musée dise « l’année prochaine, c’est chez moi » – ça, c’est de la commande. Il faut que tous les gens discutent ensemble et lancent un appel à tous les musées ouverts. Ce qui fonctionne, c’est qu’une communauté marche bien avec un musée, et non pas qu’un musée demande à avoir un Muséomix chez lui. Là où Ana et Julie ont été très fortes, c’est qu’elles sont allées chercher des gens à l’extérieur à qui elles ont demandé de prendre le leadership sur certains aspects, elles ont animé cette communauté pour rendre possible Muséomix.

Qu’est-ce que ça prend pour que Muséomix soit un succès? Qu’est-ce que ça demande du musée lui-même pour accueillir un Muséomix? 

Il faut beaucoup de souplesse pour accepter d’accueillir 50 personnes pendant trois jours à une date qui n’a pas été décidée par le Musée, mais par d’autres gens. Pour certains musées, il faut prévoir 24 mois à l’avance. Je crois que l’année prochaine on va vouloir très fortement une date précise, car tout le monde est d’accord sur le fait que tenir l’événement partout en même temps, c’est très important et stimulant. Ça crée l’événement, ça focalise l’énergie de tout le monde. En décalant dans le temps, on perd beaucoup de cette énergie collective. Le  musée doit donc faire preuve de souplesse et accepter de casser un peu ses habitudes. C’est ce qui s’est passé ici. Chaque musée participant cette année a joué le jeu de la date, a joué le jeu de rester ouverts.

Qu’est-ce que les musées apprennent de cette expérience?

Ils apprennent qu’on peut produire des choses incroyables en trois jours, qu’il y a d’autres modes de gestion de projets que les modes traditionnels : cahier des charges, prestataires, etc. C’est un mode classique qui peut marcher pour un Boeing, mais qui marche moins bien pour un projet interactif. En 2011, à Lyon, toute l’équipe du Musée a participé. Le conservateur en chef servait carrément la soupe. C’était assez extraordinaire. Les gens du Musée disaient : « C’est sympa, mais on n’y croit pas trop, ce n’est pas possible de faire un truc en trois jours. » Les gens doutent mais, quand ils voient que ça marche, ils disent « Wow! ». Ça leur fait poser beaucoup de questions sur leur rapport au travail et sur les relations entre les gens. Lors d’un Muséomix, le travail se fait vraiment de manière horizontale. On apprend un nouveau mode de travail, mais aussi que tout n’a pas besoin d’être réalisé au même rythme. Parfois on peut faire rapidement quelque chose puis après prendre un temps plus long. Les dispositifs qui ont été faits en trois jours à Lyon, ils viennent tout juste d’être installés, un an plus tard. En fait, il y a eu ce temps très rapide de l’invention, du prototypage, puis il y a eu le temps plus lent où on est revenu aux méthodes traditionnelles.

Un des problèmes qu’ont les musées aujourd’hui, c’est qu’ils ne savent plus réactualiser leur rôle. La société a beaucoup changé depuis vingt ans, pas partout, mais en tout cas quant à l’accès au savoir. Depuis douze ans, on a Wikipédia qui a totalement changé notre rapport au savoir et à la vérité, sans qu’on s’en rende vraiment compte. Le partage, la créativité, les médias sociaux, le fait de pouvoir partager, la culture du remix… et les musées se demandent quoi faire là-dedans. La plupart des musées qui veulent être contemporains se positionnent comme un média, et ils se trompent.

Muséomix montre qu’un autre modèle est possible. Les gens qui sont ici sont des visiteurs, des utilisateurs, des non-professionnels, des non-spécialistes du musée. Ici, ce sont des visiteurs qui produisent pour d’autres visiteurs. Le musée a aussi des utilisateurs, qui parfois visitent, c’est un des usages ; qui parfois prennent des photos, c’est un autre usage ; qui parfois utilisent le musée comme inspiration, parfois comme matériel pédagogique pour leurs étudiants, pour eux-mêmes, parfois comme source de travail pour leurs propres études, leurs propres recherches. Il y a plusieurs usages et, plus tu creuses, plus tu te rends compte que le Musée est en fait un outil, et non un média. Je pense que c’est ça qui est montré ici avec Muséomix : le musée est un outil et on l’utilise pour créer de nouvelles choses. L’apprentissage numéro un, c’est ça. On a une communauté qui est prête à construire le musée, avec les gens du musée. On apprend à travailler de manière horizontale avec cette communauté, et non pas à travailler à partir d’en haut, à produire quelque chose pour ensuite le diffuser toujours aux mêmes personnes.

En France, à Pompidou par exemple, ce sont toujours les mêmes familles qui vont aux ateliers pour enfants. Moi, j’emmène les miens et je vois toujours les mêmes familles. Soit on fait une exposition coup de poing et on attire plein de public, soit ce sont des expositions plus ciblées et on a toujours les mêmes personnes, les étudiants en art contemporain, par exemple. Ce qui en fait n’est pas mal mais, du coup, on est dans une contradiction. Le destin d’un média c’est d’être le plus large, le plus médiocre possible, pour attirer le maximum de gens. Ce n’est pas un destin très souhaitable pour un musée.

L’autre destin qu’on voit avec Muséomix, c’est celui du musée comme moteur de la culture vivante. Le musée, c’est un outil pour produire de la culture vivante, pour produire de nouvelles choses qui brassent.

Est-ce qu’il serait possible justement de faire un Muséomix dans un musée d’art contemporain? Parce qu’il y a quand même beaucoup de contraintes…

Justement, ça suscite du musée? On a là des espaces qui ne sont pas jouables à cause du droit à l’image. Ça pose la question de savoir si ces questions de droit à l’image sont tolérables. Le musée ne devrait-il pas entrer dans une politique de négociation, en amont, pour permettre un Muséomix? Un musée qui ne peut pas faire de Muséomix à cause du droit à l’image devrait se poser la question suivante : « Qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je change? Si je ne peux pas, est-ce que j’accepte que je ne peux pas? Ou je me dis : il y a un problème? »

Mon fantasme, c’est que dans dix ans, tous les musées feront des Muséomix à chaque année, parce que ce sera un truc normal. Dans dix ans, probablement que tous les musées contribueront à Wikipédia, enrichiront les fiches à leur sujet, etc., et on se dira, c’est normal. Si aujourd’hui un musée ne peut pas faire un Muséomix pour des questions légales, il faut qu’il fasse du lobbying, qu’il fasse changer la loi, qu’il change ses contrats avec les artistes et qu’il dise : « Écoutez les cocos, notre mission c’est ça. On veut travailler avec les communautés pour faire du musée un outil de production, un outil de renouvellement, un outil vivant. »

Le problème, c’est que le succès des grands musées est aussi un échec. Ils ont chaque année 5 à 10 % de fréquentation en plus. Ils se voient comme des médias, ils produisent des contenus, ils font des expositions, des catalogues, ils poussent, ils font de la pub et les gens viennent. Ce sont des entreprises d’entertainment, des entreprises culturelles. Ils pourraient faire du théâtre, ils pourraient faire du cinéma. En fait, ce ne sont presque plus des musées.

Depuis vingt ans, les musées ne savent plus vraiment ce qu’ils sont. Donc voilà, ils font du cinéma. Ils font du média, ils font de la télévision, ils sont contents de le faire et ils pensent que c’est ça le futur du musée. Nous on pense que le futur du musée c’est d’être une plateforme ouverte, où les gens se connectent, inventent des choses, en rajoutent… Le musée a le potentiel d’être une des plateformes majeures de la culture du 21e siècle. Ce n’est certainement pas en faisant comme Orsay, Pompidou ou le Louvre, en faisant du saupoudrage et des trucs interactifs sur tablette, etc. C’est en s’ouvrant et en disant : « Il y a des adolescents qui font de la 3D. Comment on peut les faire venir, comment on peut se connecter avec ces gens-là. » C’est en étant une plateforme, un outil de travail. Le musée est un outil d’éducation au départ, mais c’est aussi un outil pour les artistes. La copie au Louvre, c’était l’enjeu au 19e siècle. Il y avait tellement de copistes que le Louvre a été obligé de réglementer la copie. On n’interdisait pas, parce qu’on comprenait bien que c’était sa mission, mais on a introduit un règlement. On a créé un cadre, un règlement pour permettre à des gens d’utiliser le musée comme un outil de travail. Il y a plein de choses à inventer de ce côté-là.

Aujourd’hui, il y a ces deux chemins. Il y a le musée-école, qui est aussi utile pour les artistes, puis maintenant il y a le musée « entreprise culturelle », le « musée média », qui en fait est une impasse totale. Parce qu’en termes d’entreprise culturelle, il y a bien mieux. Comment fais-tu la compétition avec Gravity [le film]? En fait, si je suis à Beaubourg et que j’ai le choix entre Lichtenstein et Gravity, je choisis d’aller voir Gravity. Comme entreprise culturelle, Gravity est bien meilleure.

Que veut-on mesurer? La fréquentation? Les gens qui entrent et sortent? Où mesure-t-on l’impact? L’impact créatif, social, culturel? Mesure-t-on la quantité de choses produites? Si l’on mesure la fréquentation, on sera toujours perdant. Ce ne sera jamais assez. Tes commanditaires trouveront que ce n’est jamais assez. Et ton destin sera de faire de pire en pire, de plus en plus large, de devenir une grosse machine et de générer du flux, du flux et encore du flux. Au cinéma, il y a trois manières d’évaluer le succès d’un film. Il y a la fréquentation et l’argent, les prix dans les festivals et les films qui ont un impact sur les cinéastes. Parfois les films passent inaperçus, mais leur film a eu un impact extraordinaire sur leurs pairs. Si tu te mets à évaluer le musée seulement sur la fréquentation, tu fais pire que le cinéma. Le blockbuster existera toujours, mais on sait que ce n’est pas ça l’important. Il ne s’agit que d’étincelles. Ce n’est pas ça qui changera la culture.

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Propos recueillis en novembre 2013 par Valérie Sirard, Responsable du Web et des réseaux sociaux au Musée d’art contemporain de Montréal.